« Peindre, c'est commencer par se taire. Et écouter. Ecouter les gens, les objets, les silences, les courants d'air. Comment résister au temps et à la précarité autrement que par l'acte créateur ? A t-on rien inventé de plus merveilleux que la main, ce coquillage de chair, de sang et d'amour qui recueille l'émotion et qui couche l'émotion sur la toile dans une vue de l'esprit ? Dans les premiers temps de la création, ils furent quelques uns à dessiner en pleine nuit, d'une main tremblante sur les parois d'une grotte. Pour mieux conjurer le destin sanglant et misérable qui leur était réservé, la figure libre d'un animal pris sur le vif devint pour eux l'embryon d'une vie meilleure. Cette fiction jetait les bases d'un monde vierge de tout danger par le seul pouvoir encore fragile de l'imagination.
Quelques milliers d'années plus tard, ce sont les mêmes hommes, une poignée, qui dans la plaine de Marathon choisirent de repousser l'envahisseur et vécurent l'enfer de la mort sous les haches et les lames des barbares. La colline de l'Acropole, les marbres du Parthenon, la circonférence du théâtre d'Epidaure tourné vers la mer, présents dans leur chair et leur sang, galvanisaient leurs forces. Vint la Renaissance. Botticelli fixa le printemps sans que le moindre nuage ne vienne assombrir la fraîcheur de sa composition malgré les années. Le Caravage modela le jour et la nuit sur le visage de chacun de ses personnages. Il disparut, conservant comme un secret la perfection de toute forme humaine. L'homme dont la main tremblait dans la nuit des temps ne s'était pas résigné. Il poursuivait son chemin sur la voie de l'imaginaire et se rapprochait du rêve dans l'apprentissage de la ligne et de la matière. Son audace nourrie par sa vision distinguait la beauté de la lumière pour mieux les associer dans le manteau d'une oeuvre d'art, hissant la civilisation occidentale à bout de bras. Tel un flambeau, celle-ci distribuait à la fois l'inquiétude et le bonheur et rayonnait sur le monde. Puis vinrent des hommes nouveaux. Ils alignerent des kilomètres de rails. Vinrent les locomotives. Les moteurs. Puis le brouillard des locomotives, le bruit des moteurs. Il fallut établir une norme. Ce fut la ligne droite. Il fallut l'habiller. On lui offrit la vitesse.
Maitriser la vitesse, enchaîner les records mobilisa toutes les énergies. Dans le silence des laboratoires et le labyrinthe de la recherche expérimentale, l'homme moissonna les découvertes, démasqua les inconnues et perdit son coeur. Son télescope orienté à la verticale lui ouvrit les ténèbres de l'espace. L'esprit de conquête s'activait. Fini l'ouïe, le toucher, l'odorat. Perdus le sourire et les larmes. Abandonnées la sueur, le sperme et la salive. Un froid polaire se préparait à ensevelir le miel de l'existence. Effectuer un détour devint une perte de temps. La courbe, cette oscillation du trait qui suggère la nuance fut remisée au placard. Regarder pour voir fut considéré comme une faiblesse. S'attarder, une anomalie. Il fallait agir. Et vite. Suivre son instinct fut perçu comme un enfantillage. Chercher l'âme de toute chose, une démission.
Aujourd'hui, qui oserait prendre les armes pour défendre et sauver le palais de Jacques Cœur à Bourges, les croisés d'ogives de la Sainte Chapelle, la mémoire d'Arthur Rimbaud ? Qui acccepterait de risquer sa vie pour les jardins de Le Nôtre, les murs de Chambord, la vallée de la Loire ou le Déjeuner sur l'herbe de Claude Monet ? Qui accepterait de perdre tout crédit pour redevenir ce qu'il a toujours été ? Qui accepterait d'être tout simplement lui-même pour exister ? Et s'il fallait au fond tout recommencer ? Commencer par se taire. Avoir peur. Et dans les plis d'une nuit bleue et froide de décembre, ressentir. Et trembler. »